Si l’Agence spatiale européenne a cinquante ans et un beau palmarès de réalisations à son actif, son dirigeant Josef Aschbacher est inquiet. Pour rester dans la course, l’Europe doit investir beaucoup plus, tant la compétition spatiale devient féroce à l’heure où le nombre de secteurs dépendants des technologies spatiales est de plus en important.
L’Allemagne accueille à Brême les ministres des vingt-trois Etats membres de l’Agence spatiale européenne pour décider son programme d’investissements pour les trois années à venir. Ce sommet spatial, prévu les 26 et 27 novembre, est essentiel pour mesurer les ambitions européennes dans l’espace. C’est maintenant ou jamais, avertit Josef Ashbacher, qui craint un déclassement irréversible du secteur spatial, par manque d’ambitions.
L’Europe spatiale est-elle encore dans la course par rapport aux grandes puissances, Etats-Unis et Chine en tête ?
La réponse est nuancée. Il y a deux façons de mesurer la puissance spatiale : le « hard » et le « soft ». Dans le « hard », on évalue le nombre de satellites dont vous disposez, le montant des fonds que vous allouez, le nombre de fusées que vous lancez ; bref, tous les éléments concrets de la conquête de l’espace.
Dans le « soft », il y a la diplomatie spatiale, les coopérations, l’éducation, le rôle des astronautes comme ambassadeurs de l’espace. A mon avis, il faut combiner les deux aspects pour évaluer une puissance spatiale.
Mais dans les technologies, face par exemple à SpaceX, l’Europe est-elle encore une puissance ?
L’Europe a des forces et des faiblesses. En positif, notre main-d’oeuvre,,notre industrie, sont vraiment excellentes. L’Europe est compétitive avec une production de très haute qualité.
Je citerais trois exemples où l’Europe est même parmi les meilleures au monde et possède certaines des meilleures capacités. C’est le cas en matière d’observation de la Terre, avec la constellation européenne Copernicus, le plus grand programme mondial d’observation scientifique de la Terre. En ajoutant nos missions scientifiques d’exploration et les atellites météorologiques d’Eumetsat, nous disposons du meilleur ensemble de satellites, de missions et de données pour modéliser le système Terre. Les Etats-Unis n’ont rien de similaire.
Nous sommes aussi en pointe dans la navigation. Partie avec 15 ans de retard, l’Europe s’est rattrapée. Le système Galileo est actuellement plus précis que le système américain GPS.
Enfin, l’Europe se distingue vraiment dans l’exploration scientifique : Gaia Euclide, Juice, Plato, Solar Orbiter sont des missions uniques, parmi les meilleures. Pour rappel, le télescope James Webb, le plus grand au monde, a été réalisé pour un tiers avec des technologies qui viennent d’Europe. Ces missions permettent à l’Europe de tisser des liens scientifiques avec le monde entier et nous placent comme un acteur incontournable.
Et nos faiblesses ?
Nous avons pris du retard dans les satellites de télécommunications. Non pas en orbite géostationnaire, où TAS (Thales Alenia Space) et Airbus développent des satellites de classe mondiale, mais le marché de ces satellites s’est considérablement réduit, passant d’une vingtaine d’unités lancées il y a 5 ou 10 ans à une poignée. Et l’Europe n’a pas effectué assez vite le virage vers l’orbite basse pour développer les télécommunications et Internet à haut débit. Nous n’avons donc rien de comparable à Starlink.
Vous connaissez les chiffres : Starlink a mis en orbite plus de 8.000,satellites, quand l’Europe en aligne environ 650. Oneweb répond à certains besoins, mais le système Starlink domine l’Internet haut débit depuis l’espace avec environ 66 % de part de marché. Il faut rattraper notre retard. Le programme Iris² commandé par la Commission européenne au consortium SpaceRise apporte une partie de la réponse, mais reste à construire.
Dans le secteur des lanceurs, le tableau est en demi-teinte. Ariane 6 et Vega C sont d’excellentes fusées. La précision d’Ariane pour l’insertion en orbite des satellites est exceptionnelle : la qualité du lancement du télescope James Webb a permis de doubler sa durée de vie, de 10 à 20 ans. C’était l’un des deniers vols d’Ariane 5 mais Ariane 6 est en train de démontrer les mêmes qualités. Son développement a certes pris plus de temps que prévu, mais c’est important de disposer d’une fusée aussi fiable.
Et après avoir étudié l’histoire des lanceurs, je peux affirmer que la montée en cadence d’Ariane 6 est la plus rapide de l’histoire spatiale des lanceurs lourds. Un exploit qui démontre l’excellence : entre le vol inaugural et le suivant, les réglages ont été assez modestes. Un cas rare.
Mais Ariane 6 n’est pas réutilisable ? N’est-ce pas un signe de retard ?
Bien sûr, on reproche à Ariane 6 de ne pas être réutilisable. C’est un problème si on veut obtenir une cadence de lancement plus élevée. C’est pourquoi nous avons adopté la méthode de nos collègues américains, la mise en compétition, pour préparer l’après-Ariane 6 vers 2035.
Nous avons lancé un concours, le « European Launcher Challenge ». Cinq fabricants de petits lanceurs ont été sélectionnés : MaiaSpace, Isar Aerospace, RFA, PLD Space et Orbex. Il faudra voir au fur et à mesure de la compétition leur capacité à grossir. Tous n’y parviendront pas. Mais pour être compétitifs, ils auront besoin d’être réutilisables. Bien sûr, j’aurais préféré que nous démarrions la compétition plus tôt, mais je pense qu’on peut rattraper notre retard.
Pareil pour la production de satellites. Aux Etats-Unis, Starlink produit 50 satellites par semaine. Nous devons apprendre à produire nous aussi plus vite et moins cher. Il faut standardiser, utiliser des composants déjà produits et testés par d’autres secteurs industriels et nous améliorer sur le plan opérationnel.
Et dans la conquête de la Lune, avons-nous des ambitions ?
Dans l’exploration, l’Europe n’a pas la puissance d’autres pays. Qu’il s’agisse des activités sur la Station spatiale internationale (ISS), la Lune ou Mars, nous produisons de bonnes technologies, mais nous sommes petits. Notre budget est modeste par rapport aux Etats-Unis et d’autres pays.
À l’heure actuelle, l’exploration représente moins de 10 % du budget del’Agence spatiale européenne (ESA), alors qu’aux Etats-Unis, la Nasa y consacre la moitié de son budget annuel. Le budget annuel 2024 de l’ESA a atteint 7,7 milliards d’euros contre 25 milliards de dollars pour la Nasa. L’Europe consacre donc 770 millions à l’exploration contre 12 milliards aux Etats-Unis. Ce n’est pas comparable.
A la veille de votre conférence ministérielle sur le financement de l’ESA pour 2026-2028, diriez-vous que l’enjeu est de pouvoir dépenser plus ou surtout de dépenser autrement et mieux ?
Les deux. Mais sans argent, vous pouvez être aussi intelligent que vous le souhaitez, vous n’irez nulle part. L’Europe sous-finance ses activités spatiales. Le PIB des Etats membres de l’ESA représente 24 % de l’économie mondiale, mais leurs dépenses spatiales ne pèsent que 10 % des dépenses spatiales mondiales, les Etats-Unis, via leurs dépenses publiques, pesant 60 %. Alors il ne faut pas s’étonner qu’avec six fois plus d’argent aux Etats-Unis qu’en Europe, l’écosystème soit différent et offre des opportunités pour que de nouvelles entreprises, privées ou publiques, comme SpaceX, prospèrent.
Je suis donc inquiet. Nous représentions il y a cinq ans encore 15 % des dépenses spatiales mondiales et notre part relative est tombée d’un tiers à 10 %. Si nous continuons ainsi, nous prenons le risque d’être exclu de la course mondiale à l’espace. Partout dans le monde, les budgets spatiaux augmentent et le secteur croît de 10 % par an, bien plus vite que d’autres secteurs, comme les transports, l’énergie.
Je suis d’autant plus alarmiste que l’espace est devenu fondamental pour la vie quotidienne. Des prévisions météorologiques aux paiements bancaires, en passant par la navigation, la conduite automobile, la gestion des catastrophes, la surveillance de la pollution de l’air, l’industrie pharmaceutique, la défense, les technologies spatiales sont essentielles. Les infrastructures spatiales sont devenues stratégiques pour de nombreux secteurs.
L’Europe va-t-elle se réveiller ?
Je suis inquiet mais pas non plus pessimiste. La Commission européenne propose, pour le prochain cadre financier pluriannuel de l’Union européenne (2028-2034), un budget de 131 milliards pour la défense et l’espace. Cela reste à négocier, mais cela montre que l’Europe a compris les enjeux. On ne connaît pas encore le chiffre final pour l’espace, mais ce sera bien plus que les maigres 15 milliards actuellement budgétés sur les sept années 2021-2027.
Malheureusement, cette hausse n’interviendra que dans trois à quatre ans. Je fais donc toujours un cauchemar. Rappelons-nous qu’il y a vingt ans, l’Europe était au même niveau sur le plan intellectuel que les Etats-Unis ou le Japon en matière de technologie de l’information. Il y a vingt ans, bien sûr, le secteur informatique était petit et en pleine croissance.
Aujourd’hui, les plus grandes entreprises digitales ne sont plus en Europe, mais en Amérique et en Chine. L’Europe a raté l’opportunité d’investir dans ce secteur au bon moment et n’a pas réussi à convertir ses capacités intellectuelles en entreprises prospères, à quelques très rares exceptions près.
Je crains que nous soyons dans une situation similaire dans le secteur spatial. Nous avons l’excellence, encore la capacité, mais nous devons faire très attention à ne pas perdre nos meilleurs collaborateurs, nos meilleures industries, si nous n’investissons pas assez. On peut se rassurer en constatant que nous avons plusieurs fois été en retard, mais que lorsque nous nous mobilisons, nous avons prouvé avoir le savoir-faire suffisant pour combler ce retard.
Mais pouvons-nous faire plus sans nous attaquer à la fragmentation, aux doublons, à l’excès de bureaucratie, à la règle de l’ESA du retour géographique, qui plombent la compétitivité des opérateurs ?
Oui, nous avons vingt-trois pays dans l’ESA, vingt-sept dans l’Union européenne et la fragmentation est un souci, avec des risques dedoublons, d’incohérences, de lenteurs. Mais le principe du retour géographique est naturel : si vous me donnez 100 euros, vous attendez quelque chose en échange, c’est normal. C’est ce qui se passe à l’ESA.
Si les Etats ne veulent rien, ils ne financent rien. D’ailleurs, j’ai vérifié : malgré l’application de ce principe, l’ESA est parvenue à développer des infrastructures moins chères qu’ailleurs. Le coût des satellites de Copernicus est par exemple moins important que celui de leurs concurrents. On a optimisé une politique industrielle pour avoir de laconcurrence et des prix compétitifs.
Cela n’interdit pas de s’améliorer. Je plaide ainsi pour un retour géographique moins pointilleux et un nouveau principe du « juste retour ». Au lieu de définir au départ un programme avec un partage des tâches bien défini, selon les financements apportés par chaque Etat, on lance des appels d’offres, auxquels l’industrie répond en proposant des solutions sur la base de partenariats. Et ce n’est qu’après la sélection du gagnant qu’on ajuste le financement et que l’on voit comment se partage la charge financière.
Dans le spatial comme dans d’autres domaines, l’Europe reste une addition de pays qui sont à la fois partenaires et concurrents. L’histoire a toutefois prouvé que nous savions travailler ensemble. Une fois que nous avons pris un engagement, l’avantage est que nous nous y tenons dans la durée, quelles que soient les alternances politiques qui peuvent intervenir dans chaque pays. Pour nos partenaires internationaux, cette continuitéest un atout.
L’espace est un enjeu de plus en plus central pour les militaires. Cela change quoi ?
L’espace a toujours été dual. Un satellite d’observation de la Terre peut fournir des données pour l’armée comme pour la météo. Autre exemple, la fusée Ariane lance des satellites civils mais aussi militaires. La question est plutôt qui finance ? Le ministère de la Défense ou les ministères des Sciences, de l’Economie, ou de l’Education, selon l’organisation gouvernementale propre à chaque pays.
Pour l’instant, en Europe, 85 % de la dépense vient de branches civiles, alors que la défense n’a représenté que 15 % de l’investissement public européen dans le spatial. A l’échelle mondiale, le ratio est plutôt de 50-50. Nous savons que les pays européens se sont engagés à investir beaucoup plus dans leur défense et qu’ils ont promis à l’Otan d’atteindre un ratio de dépense de 5 % de leur PIB dans la défense et les infrastructures au sens large.
On voit que la défense et le spatial sont liés et on peut donc prévoir une hausse de la participation des budgets militaires au secteur spatial. C’est pourquoi l’ESA prépare un programme dénommé « European Resilience from Space » pour construire les briques technologiques dont auront besoin les Etats pour renforcer leurs infrastructures spatiales militaires, notamment dans l’observation. Ce sera ensuite aux politiques de trancher pour voir dans quelle mesure cela peut venir financer nos ambitions spatiales.
Agenda
Le directeur général de l’Agence spatiale européenne, une agence qui pilote quelque 60 % de la commande spatiale en Europe, souhaite convaincre les vingt-trois Etats membres de l’Agence de financer un ensemble de projets pour 22 milliards d’euros pour la période 2026-2028, à comparer aux 17 milliards obtenus pour 2023-2025. Un montant calculé pour maintenir l’Europe spatiale au meilleur niveau dans nombre de secteurs, dont le citoyen ne peut plus se passer : navigation, météo, observation, télécommunication, connectivité, défense, exploration.
Le domaine spatial est encore essentiellement une affaire d’investissements publics. Faute d’investissements, l’Europe risque de perdre toute indépendance dans l’espace.
